Afin de rompre le cours de certaine rumeur dont je reparlerai plus loin, il est grand temps de poser quelques jalons - on n'ose encore avancer le terme d'"explication" - sur le parcours des mots-à-hics. Soit dit en passant, cette orthographe permettant de distinguer des autres mosaïques celles qui nous intéressent présentement, nous la conserverons. D'ailleurs, les mots-à-hics semblent bien porteuses d'un message ou d'un récit crypté, et d'un mélange subtil de féminité et de masculinité. Nos hypothèses demeureront modestes et, pour l'heure, sans leurre, absolument ouvertes : hors constats purement descriptifs, le champ de ce que les mots-à-hics ne sont pas dépasse largement le champ de ce qu'elles sont dans le périmètre flou de notre connaissance. Nous progresserons donc en scaphandrier et semelles de plomb, à travers un épais brouillard et n'y voyant que d'un oeil...
Enfin, pourquoi le terme de matriochka ? Parce que le jeu des différences (ce que les mots-à-hics sont ou ne sont pas), organisé en emboîtement successifs d'hypothèses, nous semble la manière la plus simple de synthétiser la chose. On peut aussi agencer ce raisonnement en arbre, rameaux, branches... et pourquoi pas en rhizomes : on ne sait pas trop d'où ça sort, ni précisément où ça va, un vague fil conducteur nous promène à travers ville.
Premier élément déterminant, quel/le est l'auteur/e - étant entendu qu'il pourrait s'agir d'un collectif, bien que l'intuition, vu l'échelle des objets, figure plutôt un individu ? Point de scoop ici, nous ne le savons pas. Cependant, deux possibilités se font jour...
Soit il s'agit d'un/e total/e inconnu/e - on verra que paradoxalement, il n'y a point là de lapalissade - et nous butons en effet sur les elliptiques initiales GJ répétées en médaillon sur un certain nombre de mots-à-hics ; GJ a peut-être mal assumé son oeuvre à un moment donné, car beaucoup ont été brisées dans un angle ou au centre, là où pouvait s'encastrer une pièce de format particulier (bidule 6 à l'entrée des beaux-arts, bidule 3 passage de l'Institut côté rue Mazarine), à moins qu'il ne s'agisse d'un acte de malveillance extérieure.
L'espace est investi de manière fluide et ouverte, au fil du fleuve, avec de brèves incursions dans les rues voisines. C'est un espace totalement public, relevant de la voirie : conjonction anonyme, à un angle entre deux rues (bidule 8), passage sous un bâtiment vers une place déserte (bidules 2 et 3), et surtout les ponts, au minimum du Quai Malaquais au Quai d'Orléans. En même temps, comme le parcours ne comporte guère d'obstacles, on se trouve pratiquement toujours à un jet de pierre, à portée de regard de la mots-à-hic suivante, ce qui incite spontanément au cheminement. La position en moyenne très basse (tout au plus à porté de main en se juchant sur un parapet) a pu suggérer la possibilité de l'intervention d'un nain, du moins pour la pose (cf. Chafalda).
Le style est à la limite de l'abstrait. Les traits bleus récurrents renvoyant assez clairement à la Seine, et les arcs rouges ou d'autres couleurs renvoyant aux ponts, se complètent de pictogrammes qui ne sont pas sans évoquer ceux des pasteurs néolithiques de la Vallée des Merveilles, au pied du Mont Bégo, dans l'arrière pays niçois.
La technique est assez classique, avec une irrégularité dans la facture et une précipitation - compréhensible - qui confèrent un cachet et une personnalité indéniables. Les carrés épais, quasi-cubiques, de céramique, pâte de verre, et autres matériaux aisément reconnaissables d'une mots-à-hic à l'autre, sont fixés par un premier mortier sur une grille métallique, puis transportés sur le site et fixés sur la pierre (bidule 9).
Soit il s'agit d'une personne connue - des noms émergent sans que l'on puisse les rattacher aux mots-à-hics avec évidence.
On pense dans un premier mouvement à Yves Yacoël ou Space Invader, mentionnés dans la presse à plusieurs reprises et jouissant d'une forme de notoriété (voir Beaux-arts magazine, n° du 17 janvier 2003 de Marianne...). Mais ces mosaïques-là représentent des personnages familiers issus de jeux électroniques ou autres, en une manière de clin d'oeil aux passants. Le message semble plus accessible, à l'inverse de l'espace occupé, plus intimement mêlé à la vie urbaine et au commerce des citadins.
La topographie des sites est généralement beaucoup plus élevée : au moins à double hauteur d'humain à l'angle d'une dépendance de l'église Saint Germain des Prés, plus haut que tête entre deux vitrines au coin de la rue de l'Ancienne Comédie et de la rue Mazarine, Place de la République, au royaume de la bagnole entre les voies sur berge et le Pont d'Arcole.
L'exécution, à base de pièces de céramique plates et régulières, est plus "propre" et rigoureuse... quel serait alors le lien avec les initiales GJ ?
Deuxième possibilité de personne connue
: moi - l'hypothèse, quoiqu'un brin narcissique et inquiétante,
doit être abordée, puisqu'au moins deux personnes y ont pensé
séparément sans se consulter à ce propos.
En effet, la zone d'expression recoupe des parcours pour le
moins étranges : la première mots-à-hic, découverte
il y a de cela environ un an et demi ou deux, se trouvait à peu
près à mi-distance entre la rue d'Ulm et la Bastille, que
je fréquentais alors quotidiennement ; les suivantes se trouvent
à équidistance entre les Beaux-arts et le Louvre. Autre coïncidence,
chaque constat de disparition a préludé une découverte
immédiate dans l'espace et dans le temps, de même que l'intuition
a chaque fois mené à des recherches aussi courtes que payantes,
comme si les mosaïques poussaient là où l'on s'attendait
à les trouver. L'opération, vaste et menée dans la
clandestinité d'une double vie probablement nocturne, expliquerait
un certain surmenage.
Cependant, je l'affirme ici solennellement au risque de décevoir
les tenant/e/s d'un canular machiavélique comme je les aime, cela
excède ma paresse naturelle, je ne suis pour rien dans cette création
; mieux vaut laisser place au jeu de piste des rêveurs éveillés
que nous sommes.
Ici commence donc le plus petit maillon de cette ballade théorique : je serais malgré tout l'auteure, et mon inconscient secrètement déchaîné aurait dit merde à ma conscience... bref, j'ignore tout de cette activité parallèle ; nous pataugeons dans l'invraisemblance. On pourrait en l'occurrence tenter une expérience pratique : je me procurerais un kit spécial mosaïques (cela doit se trouver au rayon enfants du Louvre ou bien en quelque boutique de fournitures d'artisanat), et l'on verrait ce que donnerait une reconstitution - tiens, pourquoi pas une restauration de la Belle disparue du Quai d'Orléans, puisque nous disposons d'un gabarit ? Cela ne prouverait rien : si la ressemblance au grand jamais s'avérait satisfaisante, on pourrait l'imputer aussi bien à l'efficacité d'un effort appliqué, qu'à la maîtrise des mosaïques précédentes.
Comme il faut une certaine dose de rêve pour mieux appréhender le réel, vive GJ, égayons nous encore entre eau et rue : dans les pavés l'image !
[L'Ane-Sot]
Post-scriptum : tout ceci soit dit en hiver 2003. Non que tout soit limpide, mais : voir les découvertes de mai (pages d'accueil ou nouvelles.)